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Telemedecine en Afrique : Le Monde, la propagande technologique et l'internet
Auteur:
Herv� Le Crosnier
Date de publication:
07/2001
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Localisation:
Ciberth�que > Participants > fra_doc_05.html
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Le 22 juin 2001, le journal Le Monde nous parlait d'une grande action humanitaire :

"La t�l�m�decine permet de rompre l'isolement des malades en Afrique". Un court article qui ressemble � s'y m�prendre � la saga en rose d'un dossier d'attach� de presse. Gr�ce � une association "humanitaire", la Fissa, "Force d'intervention sanitaire satellitaire autoport�e", le S�n�gal va pouvoir combattre "la bilharziose et la mortalit� infantile".

Comment ne pas applaudir debout ?

Et bien non, �a suffit cette bonne conscience pour vendre l'inacceptable !

D'abord, on apprend quand m�me que cette "Fissa" est "devenue l'op�rateur du Centre National d'Etudes Spatiales qui met gratuitement � disposition ses satellites pour l'occasion".

Qu'en termes modernes ceci est joliment tourn� : voici le cache-sexe humanitaire d'une entreprise de vente de satellites, qui va permettre d'utiliser la bande passante inexploit�e pour l'instant afin de trouver une solution technologique qui servira demain � faire revenir l'argent de l'aide au d�veloppement vers les sources industrielles du Nord le plus avanc� : "nous voulons d�montrer que le spatial est au service du citoyen" (un responsable du CNES).

De quoi s'agit-il ? On envoie des camions �quip�s d'une salle d'examen dans le nord du S�n�gal, avec des �tudiants en m�decine r�mun�r�s par la Fissa pour rep�rer les malades, dispenser les soins primaires, mais surtout "transmettre les donn�es biom�dicales et leurs analyses via le satellite" gr�ce � "4 stations de t�l�m�decines", des valises de 7 kilos avec tout le mat�riel de communication et d'analyse m�dicale.

Excusez-moi de ne pas fondre en larmes devant tant d'humanitaire.

Certes, envoyer des m�decins dans les zones les plus recul�es est formidable... mais a-t-on besoin d'une op�ration de propagande d'une multinationale europ�enne du satellite pour d�couvrir cela ? Nous savons tr�s bien que des r�gles essentielles d'hygi�ne, de solidarit�, de r�partition des richesses, feraient rapidement beaucoup plus pour la sant� des humains que ces projets pour la "m�decine du 21�me si�cle". Quand on essaie de me vendre la technologie la plus pointue au nom de l'humanitaire, j'ai du mal � marcher au pas de la "Force d'intervention".

Mais ce qui est plus encore choquant, c'est de voir, dans le m�me num�ro du m�me journal une page enti�re consacr�e � un probl�me de soci�t� du m�me type, mais dans un pays riche : "La France commence � manquer de m�decins".

Croyez-vous que la "Force d'intervention" doive aussi d�barquer � l'"h�pital de Nevers qui a du mal � recruter" ? Car, mutatis mutandis, c'est au m�me probl�me que sont confront�s les deux articles : les m�decins ne voudraient plus aller loin des centres et des grandes agglom�rations. Ni dans la brousse au S�n�gal, ni dans la province profonde en France. La t�l�m�decine qui serait bonne au Sud serait donc aussi la solution en France m�me.

Las, mille fois h�las, le rapport de la "Direction g�n�rale de la Sant�" a oubli� cette merveilleuse solution techno�de pour des propositions plus terre-�-terre : "prime � l'installation", "l'action sur les conditions d'exercice, en favorisant le regroupement g�ographique de diff�rents professionnels afin de rompre l'isolement et de faciliter la continuit� des soins". Bref, favoriser la vie des m�decins partout afin d'�viter de voir les meilleurs aspir�s par les lumi�res de la ville (ou par les lumi�res du Nord dans d'autres situations). Et puis former en plus grand nombre les professionnels de sant� (m�decins, mais aussi infirmi�r(e)s, psychologues,...).

C'est assez choquant que les solutions au Nord et au Sud ne soient pas les m�mes pour des probl�mes du m�me type. Disons-le franchement, le recul des grandes �pid�mies, le redressement du niveau de sant� g�n�ral partout dans le monde tient plus � la constitution d'un tissu dense de m�decins et de centres hospitaliers qu'� l'utilisation des satellites. Car de cette densit� va na�tre non seulement une meilleure r�partition des p�les de sant�, mais aussi l'acceptation par les m�decins d'aller dans des endroits aujourd'hui d�sert�s : ils auront la certitude de s'y int�grer dans une communaut� de praticiens. La peur du m�decin de campagne de porter seul, jusqu'� plus d'heure, la mis�re de son coin de pays ne diminuera que lorsque seront �tablies les conditions d'un partage de ce savoir/devoir.

La m�me chose s'est produite en France il y a un si�cle quand il a fallu envoyer des instituteurs dans les villages les plus recul�s. Form�s dans les �coles normales, appartenant � la nouvelle culture qui avait besoin de la proximit� de leurs semblables, les jeunes instituteurs qui r�vaient des lumi�res de Paris, sont pourtant partis, "hussards noirs de la R�publique".

Que trouvaient-ils (et surtout elles, qui acceptaient les villages les plus isol�s) ? Une place qui d�passait le simple exercice de leur art : dans le village, ils(elles) avaient aussi la responsabilit� de construire la citoyennet� r�publicaine contre les restes du f�odalisme. Les structures politiques et institutionnelles de la Troisi�me R�publique leur ont donn� les moyens de cette action, et la reconnaissance qui va avec. L'isolement culturel pouvait �tre compens� par la capacit� � construire un avenir nouveau, d�mocratique. Le savoir de la lecture et de l'�criture a aussi �t� utilis� pour r�pandre d'autres comp�tences, depuis l'introduction de l'hygi�ne (combien d'instits ont �t� les premiers � introduire la purification de l'eau et les filtres Pasteur qui a fait plus pour r�duire les maladies que les satellites et les forces d'intervention n'en pourront jamais faire) ou le travail d'organisation sociale (la figure de l'instit - secr�taire de Mairie).

Oui, c'est choquant de voir encore une fois l'Afrique utilis�e dans une op�ration de propagande pour la haute technologie. Qui plus est en appuyant sur la question de la sant� que l'on sait si sensible. Il faudra un jour que cesse cette fa�on manipulatoire de vendre les nouvelles technologies, et que l'on revienne � une utilisation plus raisonn�e, plus conforme aux int�r�ts des humains.

Car on peut aussi voir dans les r�seaux internet ou satellitaires d'autres int�r�ts que cette m�decine de clip t�l�visuel. Par exemple utiliser l'internet pour les deux choses pour lesquelles il a �t� con�u et qu'il sait bien accompagner : la constitution de communaut�s d'�change et la circulation de l'information scientifique pour mieux former les m�decins. C'est sur des op�rations de ce type, qui rendent leur autonomie aux pays du Sud, qu'il vaut mieux concentrer les ressources et utiliser le r�seau.

Si on veut rendre attractif les postes recul�s, prenons en compte le besoin d'�change communautaire. L'internet, gr�ce � la constitution, par del� les distances, de communaut�s permettant l'�change entre praticiens, gr�ce � la circulation rapide des exp�riences, gr�ce � l'�change humain de groupe pour redonner le moral, construire la confiance, �voquer entre coll�gues les mille et une difficult�s de l'exercice d'un m�tier difficile, surtout en situation d'isolement et devant une avalanche de probl�mes, oui, l'internet peut �tre un outil dans la panoplie qu'il faut d�gager.

Et pour cela, on peut aussi utiliser l'internet tel qu'il existe, appuy� sur des outils g�n�ralistes (messagerie �lectronique notamment) qui ont prouv� leurs possibilit�s m�me avec des r�seaux perturb�s, qui utilisent la diffusion technologique pour assurer une baisse des prix, et m�me, gr�ce aux logiciels libres, qui permettent la fabrication dans tous les pays de l'insfrastructure n�cessaire, sans d�pendre de technologies poss�d�es et utilis�es au seul profit du Nord comme les satellites.

Et si l'on veut vraiment que la m�decine aille dans toutes les zones de la plan�te, il faudra former en masse des m�decins, des auxiliaires m�dicaux, des infirmi�res, des kin�sith�rapeutes, et pour cela utiliser l'internet pour diffuser l'information m�dicale, le plus largement et gratuitement possible vers les Universit�s des pays du Sud. Utiliser l'internet pour faire la synth�se entre les d�couvertes des grands centres de recherche et les m�thodes m�dicales ancestrales, connues dans les pays concern�s. Un internet qui offre aux pays du Sud les moyens de construire leurs propres savoirs et leurs propres formations en utilisant les connaissances communes � toute l'humanit�. Un internet qui valorise les Universit�s du Sud, leur capacit�s de recherche et d'enseignement. Alors, on multipliera le nombre de m�decins qui n'auront pas comme seule ambition de partir dans les grands laboratoires New-Yorkais ou Parisiens.

Oui, l'internet et le r�seau peut servir la m�decine en Afrique... mais pas au travers d'exp�riences qui nient les r�alit�s locales pour mieux servir la cause publicitaire des pourvoyeurs de technologie.

La vision qui a �t� d�crite dans l'article promotionnel du CNES publi� par � Le Monde ï¿½ est un exemple typique de ce que John Seely Brown et Paul Duguid, dans leur excellent livre "The social life of information", appellent une "vision tunnel". Peu importent les conditions sociales et �conomiques, les institutions, l'existant humain et organisationnel, un probl�me pos� en termes techniques peut et doit recevoir une solution technique. Sans regarder autour, sans comparer les co�ts et les effets, sans recul et sans r�flexion. Juste viser le point de lumi�re au bout du tunnel et foncer droit devant.

Ce n'est pas avec une vision tunnel que l'on utilisera au mieux l'internet et les autres r�seaux pour aider � la constitution, partout dans le monde, d'une sociat� d�mocratique, travaillant � l'�galit� de tous devant la sant� et l'�ducation. C'est au contraire avec une vision sociologique des r�seaux, en int�grant les charmes et les multiples possiblit�s de l'internet dans des projets �labor�s par et pour les gens l� o� ils vivent r�ellement : sur terre. Ni dans l'espace satellitaire, ni dans le "cyberespace", mais sur terre.

Et pour cela, nous avons aussi besoin d'une presse ind�pendante, qui ne prenne pas pour acquis comptant les clips publicitaires et "humanitaires" des soci�t�s multinationales, les "dossiers de presse" des charg�s de comm des entreprises de nouvelles technologies. Nous avons besoin d'une presse qui arr�te de pontifier et de citer � tour de bras les b�tises les plus �cul�es, comme cette merveilleuse phrase de conclusion de l'article promotionnel du _Monde_ : "Nous sommes condamn�s � r�ussir pour �viter que l'isolement des hommes, dans les endroits les plus recul�s, ne tue davantage que les maladies elles-m�mes". Oui, relisez sans rire, une deuxi�me fois.

Mais ne nous tracassons pas, toujours dans ce merveilleux num�ro du monde une pleine page est consacr�e � ces philosophes qui vont vers l'entreprise pour lui "donner du sens". Un jour, un de ces philosophes viendra peut �tre au conseil de surveillance du Monde. Et on verra du "sens" revenir, on verra qu'il y a deux articles qui proposent des solutions contradictoires � quelques pages d'intervalle, on demandera peut �tre aux journalistes d'enqu�ter par eux-m�me et de mettre en perspective les "solutions" pr�-vendues par les trusts multinationaux.

On sortira peut-�tre de la vision tunnel pour acc�der � la d�mocratie. Ah, si l'internet pouvait aider � cela aussi.

Pour finir, est-ce si vrai que cela que les professionnels de la sant� ne vont pas dans les r�gions recul�es ? Ne trouve-t-on pas de si nombreux m�decins et infirmi�res d�vou�(e)s pour assurer, m�me dans les situations de crise, l'aide aux populations ?

Pour avoir une "vision tunnel", il faut aussi accepter de rentrer dans le tunnel.

Interrogeons-nous sur les pr�misses, sur le choix du probl�me � r�soudre. Car enfin, nous devons tous avoir en m�moire le comportement extraordinaire des infirmi�res des rives du Zaire confront�es au virus Ebola. M�me sans laboratoire P4, sans satellite et tout en sachant les risques qu'elles encouraient, elles sont rest�es dans les h�pitaux, dans les dispensaires, elles ont assum� leur merveilleux r�le et ce faisant aid� toute l'humanit� � contenir ce redoutable virus, r�duisant sa diffusion... au prix de nombre de leurs propres vies.

Un exemple � m�diter comme merveilleux contrepoids humain � la solitude satellitaire.

 

Herv� Le Crosnier

[email protected]

 


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